histoire : On dit que l’on naît une fois. Ce jour est marqué d’une date précise, auréolée d’une joie impossible à mesurer, la création ou l'élongation d’une famille étant mise en avant en cet événement exceptionnel. Mais, parfois, la vie s’arrête un instant, offrant à son hôte la possibilité même de renaître, de donner à celui-ci l'opportunité de célébrer autre chose.
Grace est née en Grande-Bretagne, plus précisément dans la banlieue de Londres. Ses parents biologiques ne lui offrirent nullement la joie et les réjouissances d’une naissance heureuse, abandonnant l’enfant à son sort dès ses premiers cris. Elle était une erreur ineffaçable qui ne pouvait, à l’heure de sa découverte, plus être éradiquée, objet d'un adultère qui ne s'assumait dès lors plus, l'homme scandant son mépris pour cette femme qui lui servait de putain, brebis égarée cherchant des bras aimants et réconfortants, ne trouvant que les coups à l'annonce de la sinistre nouvelle. La mère effrayée avait donné naissance dans la douleur et son désespoir l'emporta dans les bras funestes de la faucheuse. On s'était tourné alors vers son père, démissionnaire de ses fonctions parentales, se résignant à signer ces documents qui ne faisaient que croître son aversion pour le petit minois.
Elle ne portait pas de nom. Elle était une petite fille pour qui, si elle avait vu le jour à une autre époque, la vie aurait été dure et pénible, laissée sur un bord de trottoir, à la vue et à l'ignorance de tous. Mais, dans le malheur de ces premiers cris s’effectuant dans la solitude, on la confia bien assez tôt à des bras chaleureux, forts, et aimants. Aussi étonnant cela pouvait paraître, il ne s’agissait guère des bras d’une femme, mais bien ceux d’un homme. George Goldstein. Pourquoi lui ? Eh bien, en plus de son souhait d’avoir un ou une héritière malgré son incapacité à trouver une épouse digne de ce nom, il possédait l’une des dix plus grandes fortunes du globe. Un enfant ne pouvait s’acheter, à son grand damne. Mais dans son cas, il n’y avait nulle raison de lui refuser ce petit être, surtout quand il signa le chèque d’un don plus que conséquent pour réaménager les urgences pédiatriques de l’hôpital. Ainsi, la petite tête blonde obtint un nom. Grace Goldstein.
Elle ignorait tout de cette vie qu’elle aurait pu avoir, dorlotée, gâtée comme nulle autre enfant, voyageant dans l’ombre de son père aimant qui plaçait sa fille au même niveau que son autre enfant, hérité de son propre père : son entreprise. Avait-elle réellement besoin d’un modèle maternel ? Beaucoup s’interrogèrent de cela avec une grande inquiétude. Mais Grace grandissait et s’épanouissait de jour en jour, son père lui cédant le moindre de ses caprices, se surprenant à les compter sur ses dix doigts et non par milliers. Elle était une enfant facile, éduquée avec soin et bienveillance, et surtout curieuse.
L’adolescence est un âge plus complexe où les relations, parfois, pouvaient se cliver. Mais George prit soin de conserver la précieuse bulle qu’il partageait avec sa fille, lui inculquant quelques notions de gestion d’entreprise. S’ils avaient vécu une bonne partie de leur vie en territoire insulaire britannique, les allers-retours au-dessus de l’Atlantique s’étaient multipliés et, à la fin de son pensionnat en Angleterre, la demoiselle intégra une école secondaire aux Etats-Unis pour obtenir un diplôme plus reconnu sur ce territoire, y préférant le modèle éducatif et souhaitant également rejoindre les bancs d’écoles privées où régnait la jeunesse dorée américaine, se faisant aisément une place parmi eux. Sa prestance britannique détonnait parfois aux manières si superficielles des autres jeunes filles avec qui elle partageait son quotidien. Ses résultats scolaires étaient toujours plus que satisfaisants et pourtant, les soirées et les galas se multipliaient dans son emploi du temps, offrant à cette première vie le début de sa fin.
Avoir une notoriété peut être un avantage autant que cela peut devenir un enfer. On la suivait partout, paparazzis comme curieux, lui volant un pan de son intimité. Grace s’en accommodait quand son père commençait à craindre pour elle. Cette visibilité malsaine prenait de l’ampleur et il lui semblait bien peu approprié de voir des photos de sa fille en bikini sur un yacht, en train de fourrer sa langue dans la bouche d’un ami en couverture de magazines. Grace ne voyait guère le mal dans tout ceci, certaine de ce qu’elle faisait, triant ses relations au volet, prenant soin de ne pas offrir un possible accès à l’espace intérieur de la demeure familiale, protégeant elle aussi cette relation qu'elle entretenait avec celui qu'elle ne pouvait tristement pas reconnaître comme son géniteur bien que l'adulant comme nul autre parent.
Elle obtint son diplôme et entama un cursus universitaire multiple, alliant langues étrangères et gestion d’entreprise. Le plus gros du travail, elle le vivait sur le terrain, intégrant la multinationale de son père, tout d'abord au rang d’assistante du directeur administratif. Une petite place qui lui permettait de mettre un pied dans les affaires familiales tout en poursuivant son apprentissage. Un jour, George le lui avait assuré, elle deviendrait directrice générale de cet empire et cela serait la plus grande des fiertés de l’homme. Il aurait pu élever une enfant qui aurait des rêves opposés aux siens, mais Grace lui était si semblable qu’elle n’aurait su le décevoir sur ce point. Prenant de l’âge, jonglant entre mondanités, travail et études, elle parvint à atteindre le fatidique âge de 21 ans.
Second visage de la multinationale Goldstein, elle était un véritable produit marketing pour l'entreprise et acceptait d'être utilisée comme telle, redoublant les apparitions publiques, invitée à divers événements plus ou moins classieux, faisant ses premiers pas à l'illustre bal des débutantes, célébrant quelques Awards reçus par des connaissances dans les célébrations réunissant normalement acteurs ou musiciens. Et alors, ce qui devait se produire dans le cœur d'une jeune demoiselle fit son chemin. Grace finit, irrémédiablement par tomber amoureuse.
L’homme était plus âgé qu’elle, de six ans, jeune chef d’une entreprise montante, ambitieux. Jeune dépravé lors de soirées où le gratin de la jet set était toujours plus invité. Comment auraient-ils pu s'ignorer alors qu'il lui semblait être son reflet dans un miroir ? Ils vécurent plusieurs mois doux et heureux, enivrés par cette période de lune de miel qui se prolongeait. Finalement, à l'issu d'un énième voyage, ce fut la bague au doigt qu'elle était rentrée, offrant la nouvelle à son père enchanté quoique sur la réserve. Son fiancé voulait presser les choses, son enthousiasme charmant plus encore la jeune femme... Mais elle finit par découvrir l’ignoble vérité.
L’intérêt derrière cette relation : les parts d’une entreprise qu’il ne pouvait convoiter. Il espérait l'épouser pour mieux se faire une place dans la Goldstein Compagny, pour mieux empiéter sur un territoire qui n'était pas le sien. Dans l'aveuglement qu'une telle découverte pouvait causer, Grace l'avait alors confronté. La dispute éclata, les verres volant en éclat contre les murs, les voix devenant cris. Apeurée, elle grimpa sans réfléchir au volant de la voiture de sport qu’il lui avait offert quelques semaines plus tôt. La lèvre fendue par une gifle qu'il lui avait assénée, elle l'avait vu courir après elle, dans son rétroviseur, alors qu'elle quittait en trombe le parking. Et elle roula. Pianotant sur l'écran tactile, cherchant à contacter son père, elle ne remarqua qu'au dernier moment les phares brûlants qui s'étaient avancés à vitesse folle à l'arrière de sa voiture, entrant en collision avec la sienne, entraînant la perte de contrôle. La douleur se fit, momentanée, et tout devint noir.
Conscience émergeant dans la peine, elle crut entendre des voix. Celle de son père, éploré, priant pour son réveil. Celles des infirmières et des docteurs qui semblaient n’avoir qu’un mauvais pronostic pour elle. L'étoile qu'elle était manquait de s’éteindre et pourtant, une force intérieure la poussa à briller, à nouveau. Et enfin, elle revint. L’ignoble sensation d’étouffer fut la première à se faire sentir dans ce réveil. Elle paniqua, cherchant à bouger sans avoir le sentiment d’y parvenir. Les bips des machines s’emballèrent autour d’elle, bientôt couverts par des voix.
Intubée. Il lui fallait tousser et enfin, ils délogèrent le tube qui s’était glissé dans sa gorge. Puis, à la demande des médecins, elle ouvrit les yeux, redécouvrant le monde. La douleur était absente, aussi étonnant cela pouvait lui sembler. On lui parla de son père, sur la route, désireux de la voir. Mais une question demeurait.
Combien de temps ? Trois semaines. Trois longues semaines, immobile sur un lit, vacillant entre la vie et la mort. A son chevet, George pleura, encore et encore, étreignant sa main, embrassant son front à de multiples occasions. Elle lui aurait demandé la lune qu’il aurait affrété une navette pour aller la décrocher dans l’immédiat.
Le bilan était difficile. La voiture avait fait de multiples tonneaux, s’écrasant contre un mur pour achever sa course. Elle avait un bras et une jambe brisés. L'un de ses reins avait été trop endommagé pour être sauvé, le second étant pour l'heure en sursis. Le traumatisme crânien et l’œdème sous dural avaient été traités durant ces trois semaines. Mais le triste constat se fit au niveau de son dos. L’incapacité de bouger ou même sentir le contact du drap sur ses jambes fut une réalité cruelle. Paralysée. Incapable de marcher. Grace avait pleuré de cette horreur, redécouvrant un corps qui lui semblait n’être qu’un fardeau. Mais parce que George avait les moyens, on tenta l’impossible. Le meilleur neurochirurgien fut demandé à son chevet pour établir un plan. Une opération. Une tentative de reconstruction partielle pour encourager une rééducation qui ne pourrait être que plus durable. Chaque jour serait un combat. La blonde était une guerrière et la mince perspective de pouvoir un jour se déplacer sur ses jambes était suffisante. Elle y arriverait.
Elle rencontra bon nombre de professionnels, tant pour s’assurer que son cerveau n’avait pas subi de séquelles que pour tenter l’impossible et la faire remarcher. Et chaque jour était une bataille. Plus d’une fois elle eut le sentiment de l’inutilité de tout ceci. Plus d’une fois elle pleura dans les bras désolés de son père. Mais toujours, elle se remit en selle. Et un jour, enfin, commença le début de la récompense de tous ces efforts investis.
Un pas après l’autre. Il lui fallut deux années pour consolider une marche presque sans anicroche. Du fauteuil, elle s’aida de béquilles puis d’une unique cane. Si elle pouvait ne plus s’en servir, elle voyait en l’objet classieux un moyen de rappeler au monde l’enfer qui avait été le sien. A l’occasion de son retour au monde, son père lui offrit d’ailleurs un objet rare : une canne d’ébène ornée d’un pommeau d’argent et de cristal. Et ce fut au bras de ce dernier qu’elle avait affronté les photographes.
Si elle se portait mieux en apparence, ce rein qui lui restait montrait des signes bien plus critiques qu'espérés. Et dans son esprit, les tourments n'avaient de cesse de se rappeler à elle. Il n'y avait eu nulle preuve de la tentative malhonnête de son ex, ni même de son implication dans son accident. Etonnamment, il a signalé son véhicule volé le soir même et il fut retrouvé brûlé durant le coma de la jeune femme. Rien ne permettrait de faire en sorte que justice lui soit rendue et l'histoire de Grace défrayait la chronique. Les journalistes, toujours, lui posaient les mêmes questions : Avait-elle rompu ? Pour quelles raisons ? Etait-ce lui ? Etait-ce dû à son handicap ? Grace avait alors fait ce qui semblait le plus judicieux à cet instant : se refermer sur elle-même, à l'abri du reste du monde.
Elle resta au fond de son cocon durant de longues semaines, refusant de sortir, observant le monde depuis cette tour de verre en haut de laquelle trônait l'appartement des Goldstein, au sein même de leur hôtel favori. George tenta bien des choses pour l'encourager à quitter les lieux et ce fut finalement la perspective d'une soirée joviale récompensant les grands noms de la musique qui la poussa à accepter dans un soupir. Ce soir là, elle retrouva ceux qui avaient façonné son monde, s'enquérant de son bien être, lui proposant toujours plus de sorties et de soirées. Grace y avait répondu, toujours avec le sourire, mais une fois les regards détournés, elle avait longuement soupiré. Pourrait-elle réellement renouer avec tout ceci ?
Il avait fallu une nouvelle rencontre. Des cheveux de glace, des yeux si clairs qu'il lui semblait être des topazes. Le jeune homme avait son âge, agissait avec détachement... Une présentation rapide, quelques photos volées ensemble... Et il ne fallut pas plus que cela pour enflammer les réseaux sociaux. On les avait étiqueté comme étant le nouveau couple à suivre, l'association d'une héritière et d'un chanteur qui, en plus, avaient quelques traits qui semblaient communs. La communication autour de cela aurait pu être stoppée nette, mais les équipes de com des deux jeunes gens avaient jugé que cela pouvait leur être doublement favorable. Alors, ils avaient joué le jeu.
Un couple, ils le furent d'abord pour les prédateurs qui dégainaient leurs appareils photo, lançant rafale sur rafale pour obtenir un baiser volé. Tout était d'abord calculé. Mais dans le calcul, les langues s'étaient déliés et le cœur de Grace, doucement, s'était ouvert. Elle pensait ne pas pouvoir retomber dans les bras d'un homme et pourtant, elle le fit. Ce qui fut un calcul s'avéra être une alchimie profonde, une harmonie toute particulière. Elle se sentait comprise et prenait le temps de l'entendre. Ils devinrent ainsi l'un des couples les plus regardés de l'année. Mais encore une fois, la réalité la rattrapa avec brutalité.
Ils étaient partis à Londres. Il avait des choses familiales à régler, elle avait prétexté des besoins de l'entreprise. Son père ne voyait en ce voyage que du positif, l'encourageant à y aller. Tout allait bien. Et pourtant, alors qu'il rentrait de ce qui fut sa demeure familiale jadis, la froideur s'était emparée de Sky qui n'avait jamais aussi bien porté le nom de Winters. Avec une violence certaine, il lui annonça la fin de ce qui semblait être une idylle en devenir. L'incompréhension s'accompagna d'une déclaration détachée, presque écœurée. Jamais elle n'eut plus d'explications, rejetée comme elle le fut. Il ne demanda pas son reste, quittant la suite sur le champ, sans offrir la moindre possibilité pour elle de se reconstruire. Alors, l'amour laissa place à une haine profonde, dévorante. Elle s'était jurée de lui faire du mal, tôt ou tard. Mais elle en fut incapable.
Alors même qu'elle pensait que rien d'autre ne pouvait lui arriver, l'horloge se rappela à elle. Son rein la lâchait, définitivement, et dans l'attente d'un don, elle serait placée sous dialyse. George aurait donné sa vie pour lui donner cela mais était incompatible. Alors, quand tout espoir fut perdu, la donation anonyme d'un donneur compatible sonna comme une nouvelle possibilité de renaître. Achevant sa transformation, Grace était désormais au point culminant de sa renaissance. Et pourtant, si elle pouvait obtenir le monde dans le creux de sa main, la peur la terrassait. Celle d'être à nouveau trahie, celle d'être jugée. Celle de sentir à nouveau son cœur se briser.